TROTSKY ET GRAMSCI,

CONVERGENCES ET DIVERGENCES.

Par Emilio Albamonte et Manolo Romano.

Antonio Gramsci, tout comme Léon Trotsky, a été un des héritiers de la pensée de la Troisième Internationale avant sa stalinisation, héritier de ce qui fut la plus grande organisation révolutionnaire de masse de travailleurs ayant jamais existée, celle du marxisme à l’offensive. Mais si le trotskysme actuel maintient de faibles liens de continuité avec ce mouvement révolutionnaire de l’avant-guerre, la pensée de Gramsci n’a pas connu le même sort. Elle a été réapproprié lors de l’après-guerre par le PC de Palmiro Togliatti en Italie, puis par l’eurocommunisme, et cela afin de justifier une stratégie ouverte de soutien du régime bourgeois. Elle est aujourd’hui utilisée comme mode de lecture courant dans les milieux académiques, par tout type d’arrivistes et de fonctionnaires gouvernementaux. Bien que nous critiquions ce qui, à notre avis, sont les limites de la stratégie gramscienne, nous pensons que la plupart des intellectuels gramsciens actuels, devenus pour certains des " intellectuels organiques " de la bourgeoisie ou conseillers des bureaucraties syndicales, ne sont le produit du legs du communiste italien.

Nous ne sommes pas les premiers à aborder les contrepoints existants entre la pensée de Trotsky et celle de Gramsci. Perry Anderson, d’un point de vue " marxiste académique ", a en ce sens ouvert le débat au sujet des ambiguïtés du concept d’hégémonie chez Gramsci dans un travail pionnier dans lequel sont présentés les point de vue théoriques de Trotsky, une question qui n’a jamais été abordée par les courants trotskystes eux-mêmes. Nous entendons ici faire se rencontrer et se confronter deux systèmes théoriques dans leur ensemble, en ce qu’ils ont de paritculier : la notion " d’équilibre capitaliste " et la " théorie de la révolution permanente " chez Trotsky et la relation existante entre " guerre de manœuvre " et " guerre de position " chez Gramsci, tout comme l’application de son concept de " révolution passive " qui, à notre avis, n’a pas été analysé avec l’attention suffisante par le marxisme révolutionnaire. Les premiers résultats de la confrontation de ces deux théories sont le surgissement de nouveaux concepts alors que d’autres se dialectisent. Cela nous permet de mieux comprendre le complexe panorama international depuis l’après seconde Guerre Mondiale, la période que l’on connaît sous le nom de période de " l’ordre de Yalta " au cours de laquelle, sur la base de la victoire contre les forces de l’Axe, se renforce l’hégémonie de l’impérialisme étasunien de part le monde ainsi que le contrôle du stalinisme sur la majeure partie du mouvement ouvrier international. Mais si nous recherchons dans de nouveaux instruments théoriques une compréhension plus profonde de " comment a dominé la classe dominante " dans le passé et quelles ont été les bases de la création d’un nouveau réformisme de masse à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, nous le faisons plus particulièrement pour mettre en lumière, dans le présent militant, quels sont les mécanismes de blocage de la révolution et afin de combattre le réformisme. De plus, la comparaison entre les théories de Trotsky et Gramsci –contextualisées dans le cadre convulsé de la lutte de classe au sein de laquelle elles ont été éléborées, entre la première et la seconde Guerre Mondiale- a pour objectif de rétablir, pour l’avenir, la relation entre les trois grands phénomènes catastrophistes qui sont l’abc de l’époque impérialiste dans laquelle nous vivons : la relation entre les crises capitalistes, les guerres et les révolutions.

L’entre-deux-guerres.

Indépendamment du déclin ou de l’instabilité caractérisant la situation des USA dans le monde actuel, l’hégémonie étasunienne nous apparaît aujourd’hui comme quelque chose de " naturel ". Il n’en était rien au début du XX° siècle, et la conquête de son rôle dominant ne s’est pas non plus affirmée " naturellement ", loin de là. Cette conquête s’est définie au cours de la période d’interrègne de l’entre-deux-guerres pendant laquelle la définition de Lénine du cadre s’ouvrant avec la Première Guerre mondiale n’a jamais eu autant d’acuité : une " époque de crises, de guerres et de révolutions ". Dès le début de cette période, le marxisme révolutionnaire a eu à analyser un virage fondamental dans les relations de la domination mondiale : le passage de l’hégémonie impérialiste des mains de la vieille Angleterre à celles de l’Amérique du Nord ascendante. Quelles ont été les bases de ce grand changement et comment a-t-il eu lieu ? L’économiste marxiste Isaac Joshua dresse une bonne synthèse de cette période de l’entre-deux-guerres et de la Grande Dépression. " La crise de la livre sterling est un des points clef de la dépression des années trente. Une crise de la livre sterling qui nous apparaît comme une crise d’hégémonie, ou plus précisément comme une crise de l’entre deux, c’est-à-dire entre la Grande-Bretagne qui ne peut plus jouer son vieux rôle et les USA qui n’arrive pas encore à l’assumer. La Grande-Bretagne est empêchée par les USA de continuer comme auparavant, et les USA sont empêchés par la Grande-Bretagne dans leurs efforts pour prendre les devants. Ici aussi, la première Guerre Mondiale joue son rôle. En comprimant dans le temps une évolution qui aurait eu lieu en tout état de cause, cela a transformé en des brèches ouvertes ce qui jusque-là n’étaient que des lézardes. Cela porta le problème au grand jour mais sans y apporter de solution. L’histoire connut une période de latence, et la barque, sans capitaine, fut laissée à la merci des flots ". Il poursuit plus loin en affirmant qu’en 1918, " le fort n’était pas suffisamment fort et le faible suffisamment faible. Inséré dans ce contexte international, la grande crise est clairement une crise de l’entre deux, entre une première Guerre Mondiale qui se contenta de mettre en lumière les problèmes et la seconde qui les résolut ".

Voilà quelle a été la période au cours de laquelle s’est développée l’activité révolutionnaire de Trotsky et Gramsci qui sert de cadre de comparaison des positions des deux hommes que nous voulons dresser dans ce travail.

Le premier point de contact entre Trotsky et Gramsci que nous voudrions mettre en exergue est le suivant : tous deux ont insisté sur le rôle étasunien comme puissance mondiale face au déclin de la Grande-Bretagne et, plus important, ils l’ont fait à partir des mêmes prémisses méthodologiques : la loi de productivité du travail.

Trotsky affirmait ainsi au sujet de la supériorité du capitalisme nord-américain : " La loi de la productivité du travail est d’une importance décisive dans les rapports entre l’Amérique et l’Europe, et, de façon générale, dans la détermination de la place a venir des Etat-Unis dans le monde. La forme la plus élevée que les Yankees ont donnée à la loi de la productivité du travail, c’est ce qu’on appelle la chaîne de montage, la production standardisée ou production de masse. Il semblerait que l’on ait trouvé le point a partir duquel le levier d’Archimède devait renverser le monde"..

En ce même sens, pour Gramsci, " quel est le point de référence du nouveau monde en gestation ? ". Sa réponse est " le monde de la production et du travail ".

C’est pour cela qu’il a dédié une attention toute particulière à l’étude du fordisme et qu’il le décrit comme une politique industrielle suivie par les secteurs les plus dynamiques de la bourgeoisie afin " d’arriver à l’organisation d’une économie programmée " dans laquelle " les nouvelles méthodes de travail sont indissolublement liées à un certain mode de vie, à une certaine façon de pensée et de sentir la vie ". Il s’agit là d’autant d’éléments annonçant la naissance d’une nouvelle culture, celle de " l’américanisme ". " De façon générale, dit Gramsci, on peut dire que la nécessité immanente de parvenir à l’organisation d’une économie planifiée (…), le passage du vieil individualisme économique à l’économie planifiée ". Il entend également montrer qu’aux USA, " pour rationaliser la production et le travail, on a combiné habilement la force (destruction du syndicalisme d’industrie [de type IWW] à la persuasion (hauts salaires, bénéfices sociaux divers, propagande idéologique et politique très habile), on a ainsi réussi à faire tourner toute la vie du pays autour de la production. L’hégémonie naît dans l’usine et pour s’exercer elle n’a besoin que d’un nombre d’intermédiaires professionnels de la politique et de l’idéologie restreint ".

En plus de cette attention à mettre en exergue la supériorité étasunienne en se basant sur la productivité du travail, ils partent tous deux de la même définition du rapport de force établi au cours de la période suivant immédiatement l’après première Guerre Mondiale. La catégorie de " l’équilibre instable " ou de " la stabilisation relative " du capitalisme, tirée du rapport de Trotsky au III° Congrès de la Troisième Internationale de 1921 et adopté alors, fait partie du patrimoine commun de la pensée des deux révolutionnaires.

Cette catégorie consiste à dire que " l’équilibre capitaliste est un phénomène compliqué ; le régime capitaliste construit cet équilibre, le rompt, le reconstruit, et le brise à nouveau, augmentant au passage les limites de sa domination. Dans le cadre de la domination économique, les crises et les recrudescences d’activité constituent les ruptures et les rétablissements de l’équilibre. Dans le domaine de la relation entre les classes, la rupture de l’équilibre consiste en des grèves, des locks outs, des luttes révolutionnaires. Dans le domaine des relations entre Etats, la rupture de l’équilibre c’est généralement la guerre ou bien, de manière plus occulte, la guerre des tarifs douaniers, la guerre économique ou les blocus. Le capitalisme repose sur un équilibre instable qui parfois se rompt et se recompose. En même temps, un tel équilibre possède une grande force de résistance. La meilleure preuve que nous en avons est l’existence même du monde capitaliste ".

Loin de tout déterminisme économique, Trotsky soutient que " l’on doit prendre directement comme point de départ l’analyse des conditions et des tendances de l’économie et de l’état politique du monde comme un tout, avec ses liens et ses contradictions, c’est-à-dire en considérant la dépendance mutuelle qui oppose tous ses composants ".

Contre tous ceux ayant soutenu qu’il existe une matrice commune de la Troisième Internationale avec le déterminisme économique de la Seconde Internationale , l’originalité de cette analyse réside en cela qu’elle incorpore le rôle de facteurs subjectifs en tant qu’éléments décisifs dans le fonctionnement de l’économie capitaliste. " Si nous nous demandons, où sont les garanties que l’équilibre capitaliste ne restaure pas son équilibre à travers des oscillations cycliques ? Notre réponse serait qu’il n’y a pas de garanties, et qu’il ne peut y en avoir. Si nous annulions la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, de sa lutte et du travail du parti communiste et des syndicats… et nous ne prenions à l’inverse que les mécanismes objectifs du capitalisme, alors nous pourrions dire : ‘naturellement, à la suite de l’échec de l’intervention de la classe laborieuse, de l’échec de sa lutte, de sa résistance, de son autodéfense et de ses offensives, à la suite de l’échec de tout cela, le capitalisme restaurera son propre équilibre, non pas l’ancien, mais un nouvel équilibre ".

Pour sa part, Gramsci développe le concept de " crise organique " qui, bien qu’appliqué fondamentalement dans le cadre d’analyse de l’Etat national, peut être assimilable au concept de " rupture de l’équilibre capitaliste " que Trotsky utilise dans son analyse internationale. Pour mesurer les " rapports de force ", Gramsci fait remarquer " qu’un autre problème est de se demander si les crises historiques fondamentales sont provoquées immédiatement par des crises économiques (…) On peut exclure que les crises économiques produisent par elles-mêmes des événements fondamentaux. Elles peuvent seulement créer un terrain plus favorable à la diffusion de certains modes de pensée, de poser et résoudre les problèmes que posent le développement ultérieur de la vie étatique (…) En tout état de cause, la rupture de l’équilibre des forces n’est pas provoqué par les causes immédiates de l’appauvrissement d’un groupe social qui aurait intérêt à rompre l’équilibre et le rompt dans les faits. Cette rupture est provoquée à l’inverse par le cadre de conflits supérieurs au monde économique immédiatement lié au ‘prestige’ de classe (intérêts économiques futurs), à l’exacerbation du sentiment d’indépendance, d’autonomie et de pouvoir ".

C’est de cette base théorique commune –que nous appelons " économiquement anti-catastrophiste "- que partent aussi bien Gramsci que Trotsky dans les années 1920. Voyons à présent les perspectives ébauchées par les deux révolutionnaires sur la situation internationale pour la période suivante.

La " révolution passive ".

Aguilera Prat souligne dans son ouvrage que " l’observation de Gramsci indiquant que la période historique contemporaine –postérieure à la première Guerre Mondiale- peut être étudiée et analysée en fonction du concept de ‘révolution passive’ est extrêmement important. A la suite de la secousse de la première Guerre mondiale, la grave crise postérieure et son corrolaire, la défaite de la révolution prolétarienne en Occident, tout cela semblait clore une époque. En effet, la bourgeoisie avait réussi à contrôler la situation et à neutraliser les forces révolutionnaires, en dépit de de la résistance opniâtre de ces dernières. En ce sens, la période de ‘stabilisation relative’ du capitalisme semblait être plus qu’une simple parenthèse conjoncturelle ".

En effet, lorsque Gramsci dans son troisième Cahier de Prison pose le problème, il se demande " si l’américanisme peut constituer une époque historique, c’est-à-dire s’il peut déterminer un développement graduel du type (…) de celui des ‘révolutions passives’ du siècle passé (…) ou si à l’inverse il peut donner lieu à des soulèvements de type ‘français’ comme en Russie ". Il oppose ainsi cette dernière option aux " révolutions par en haut " dont avaient parlé Marx et Engels en leur temps.On peut faire remonter le concept de " révolution passive " chez Gramsci à, au moins, trois influences décisives.

L’idée d’une réadécuation de la classe dominante par le biais d’une " révolution par en haut ", comme réponse aux impulsions des masses, peut se retrouver déjà chez Marx. Marx et Engels affirment qu’à la suite du coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, " la période des révolutions par en bas était provisoirement close ; une période de révolutions par en haut lui succéda ". Cela ne laissait non seulement place au retour de l’Empire en France mais aussi à " son imitateur Bismarck qui adopta la même politique pour la Prusse ; il fit son coup d’Etat et fit sa révolution par en haut en 1866 ".

C’est ici que se conclut le raisonnement analogique du révolutionnaire italien : si à la période des révolutions bourgeoises allant de 1789 à 1848, on répondit par des " révolutions par en haut ", on pouvait dresser l’hypothèse qu’à la révolution bolchevique de 1917 –la " France " de l’ère des révolutions prolétarienne- on pourrait répondre par un cycle de " révolutions passives ". Dans cette appréciation gramscienne de la relation entre le flux de la révolution et les réponses adoptées par la contre-révolutions, accompagnées par les transformations de l’Etat moderne des démocraties occidentales, on trouve une des bases de sa définition lorsqu’il souligne que " la formule de 1848 de ‘révolution permanente’ est développée et dépassée par la science politique par la formule ‘d’hégémonie civile’ [puisque] (…) les rapports organisationnels internes et internationaux de l’Etat devinrent plus complexes et solides ". En ce sens, le fordisme et l’américanisme, et les changements étatiques qu’ils introduisirent, signifieraient ainsi une tentative de développement des forces productives sur la base de la stabilisation relative atteinte par le capitalisme au cours des années 1920 à partir du frein mis à la vague révolutionnaire internationale -et tout particulièrement européenne- qui suivit immédiatement l'impulsion générée par Octobre 1917. C’est pour cela que Gramsci définit la révolution passive comme une " révolution-restauration ".

En second lieu, Gramsci tire l’idée de révolution passive de l’histoire italienne elle-même. Il s’agit d’un renvoi au " concept de révolution passive au sens que Vincenzo Cuoco attribue à la première période du Risorgimento italien " et que Gramsci étend à l’ensemble de la période de l’unification nationale qui commence avec les événements de 1848 et 1849 et culmine en 1871 avec l’annexion de Rome comme capitale italienne. L’unité italienne en tant que nation bourgeoise s’est réalisée sous les limites imposées par l’alliance entre la bourgeoisie du Nord et les grands propriétaires du Sud, sans donner la terre ni faire aucune concession à la paysannerie à travers la revendication de réforme agraire qu’avait organisée à l’inverse la Révolution française de 1789. Ainsi, une tâche historiquement progressiste telle que l’unification de l’Italie a été réalisée sous une forme réactionnaire par le Parti des Modérés, et avec pour sujet militaire l’armée et l’Etat piémontais. On a ainsi assisté à une " diplomatisation de la révolution ", différence essentielle par rapport au modèle français. Pour cela la bourgeoisie s’est de surcroît aidée du " transformisme ", un mécanisme par lequel elle a incorporé, gagné et transformé au programme des Modérés les leaders populaires les plus radicaux du Parti de l’Action qui, loin de jouer un rôle " jacobin " actif se sont retrouvés subordonnés à l’aile droitière du processus. Une " révolution passive " orchestrée par en haut, telle était la dynamique que Gramsci percevait, aujourd’hui à l’époque de la révolution prolétaire, comme frein bourgeois à la révolution socialiste.

Enfin, le concept est utilisé par le communiste italien face à une nécessité pressante : répondre à l’ascension du fascisme. Gramsci se trouve en totale opposition avec la direction du PCI sur les possibilités de succès de Mussolini. A ce sujet, Trotsky dira que " d’après les informations reçues des camarades italiens, le PCI, à l’exception de Gramsci, n’admettait en aucune manière la possibilité de la prise du pouvoir par le fascisme ". Bien que plus perspicace dans l’analyse de ce phénomène nouveau -la mobilisation des classes moyennes contre le prolétariat- Gramsci ne se différencie pas au cours des premières années de la politique ultra-gauche d’Amedeo Bordiga, et c’est seulement en 1924 qu’il sera d’accord avec la tactique du front unique proposée par Trotsky et la Troisième Internationale pour affronter le fascisme en Italie. Quelques années plus tard, il refusera comme Trotsky l’orientation de l’Internationale Communiste sous direction stalinienne appelée " Troisième Période " qui signifiait rejeter toute collaboration et tout front unique avec la social-démocratie et les organisations ouvrières réformistes considérées comme " social-fascistes ".

C’est de là que découle l’insistance avec laquelle il s’attache au concept de révolution passive pour interpréter différemment ce qui est en train de se passer et donner une réponse plus adéquate pour le mouvement de masse. Le fascisme italien ne consiste effectivement pas en une simple répression, mais tente également de générer un nouveau consensus parmi de larges couches des masses. Y compris après la crise de 1929, un courant de l’idéologie fasciste développe, sur la base d’une critique de l’économie libérale, l’hypothèse d’une " rationnalisation-réorganisation " de l’appareil productif, un " américanisme " à l’italienne par le biais du " corporativisme " qui établirait une sorte " d’union entre le gouvernement des masses et le gouvernement de la production ". Gramsci y voit une tentative de réponse à la " crise organique " de l’Etat.

A l’époque de l’impérialisme, la révolution passive se vérifierait ainsi à travers une " transformation de la structure économique de manière réformiste, passant d’une économie ‘individualiste’ à une économie planifiée –dirigée- et par l’apparition d’une ‘économie à mi-chemin’ entre l’économie individualiste pure et l’économie planifiée au sens intégral du terme ". La bourgeoisie arrive à cette " économie à mi-chemin " par le biais des mécanismes étatiques du " corporativisme ", ce qui permettrait au capital de passer à des formes politiques et culturelles plus modernes, sautant ou dépassant les étapes de la phase catastrophique du capitalisme.

C’est ainsi que Gramsci perçoit deux possibilités de redressement du capitalisme : à travers " l’américanisme " et le New Deal roosveltien, et le fascisme. En réussissant singulièrement à faire abstraction des méthodes de guerre civile propres au fascisme à l’encontre de la classe ouvrière et de ses organisations, il perçoit un dénominateur commun au fascisme et à l’américanisme quant aux objectifs structurels qui sont leur but : non seulement " désagréger les forces antagoniques ", le prolétariat et le séparer de la paysannerie, mais aussi relancer le capitalisme sur de nouvelles bases.

L’américanisme et le fascisme sont ainsi pour Gramsci des tentatives de " modernisation " du capitalisme " par en haut " et sont tous deux assimilables au concept de " révolution passive " qui apparaît avant tout comme une catégorie économico-sociale, mais englobe et implique d’importantes transformations étatiques. De concert, ce ne sont pas seulement les conditions socio-économiques et les habitudes qui changent avec l’américanisme, car il apparaît également un nouveau type d’Etat pour rendre cela réalisable. " L’Etat, c’est l’Etat libéral, écrit Gramsci dans ses Cahiers de prison, non pas dans son acception de libéralisme douanier ou de liberté politique effective mais bien plus fondamentalement de libre initiative et de libéralisme économique, [il se caractérise] par sa société civile, par son développement propre au régime de concentration industriel et monopolistique ". Le nouveau type d’Etat intervient, écrit-il, dans l’économie " investi d’une fonction de premier ordre dans le système capitaliste en tant que qu’entreprise (holding étatique) qui concentre l’épargne mise à la disposition des industriels et de l’activité privée. C’est un Etat qui joue le rôle d’investisseur à moyen et à long terme ". En même temps, ce type d’Etat établit une nouvelle relation avec les classes subalternes. " La grande majorité des épargnants souhaite rompre tout lien avec direct avec l’ensemble du système capitaliste privé, mais il ne refuse pas sa confiance à l’Etat. Elle souhaite participer à l’activité économique, mais à travers un Etat qui lui garantisse un intérêt modique mais sûr ". C’est ainsi de là que " découle que théoriquement l’Etat paraît posséder sa base sociale parmi ‘les gens normaux’ et les intellectuels, alors qu’en fait sa structure dépend de la ploutocratie ".

C’est en ce sens que pour Juan Carlos Portantiero l’américanisme est pour Gramsci le pari le plus sérieux de mise en place d’une contre-tendance pour aller à l’encontre de la loi de la chute tendancielle du taux de profit, et cela à travers de nouvelles méthodes de production basées sur l’obtention d’une plus-value relative plus importante. Ainsi, il s’agit " d’une manifestation de la crise, de son ‘dépassement’ en terme de croissance dans le cadre d’un système qui s’est toujours développé dans ‘la crise’, au milieu ‘d’éléments qui s’équilibraient et se neutralisaient’. L’américanisme ne change bien évidemment rien ‘aux caractéristiques des groupes sociaux fondamentaux’. Il s’agit néanmoins de la réponse du capitalisme au plus haut degré de ses contradictions intrinsèques et structurelles que ‘les classes dominantes tentent de résoudre et de dépasser dans certaines limites’ ".

Cela est juste, mais les enjeux sont encore plus importants. L’américanisme en tant que catégorie socio-économique chez Gramsci est étroitement associé à la catégorie politique de révolution passive, en tant que " révolution-restauration ", en tant que réadéquation réformiste du capitalisme, un point que les réformistes ou les marxistes académiques préfèrent généralement ne pas approfondir. Le contenu politique de sa position n’a rien à voir avec ceux qui aujourd’hui " adoptent " ses analyses tout en regrettant le temps de l’Etat Providence (Welfare State), en bonne partie d’ailleurs désarticulé par la réaction néo-libérale des années 1990. Il s’agit de ceux-là mêmes qui proposent un programme de révolution passive, du style de celui des " Modérés " italiens risorgimentistes, pour revenir à la période et aux conditions précédentes. A l’inverse des " gramsciens " actuels, Gramsci alertait sur les risques des réadéquations étatiques et des politiques économiques étatiques qui constituaient une tentative de réponse réactionnaire, à court et moyen terme, afin de créer les bases " d’un nouveau conformisme ", afin d’empêcher l’hégémonie prolétarienne de se constituer, afin de bloquer la révolution communiste et dépasser une situation de crise organique de la bourgeoisie, autant de questions clefs qu’une direction marxiste doit comprendre et affronter.

 

 

 

 

L’américanisme et la guerre.

Passons à présent à Trotsky. Face à cette même question de l’émergence étasunienne, il soutient en 1926 que " dans l’article du camarade Feldman, les considérations sur le cours du développement des USA ont pris un tour algorythmique. Il est arrivé à la conclusion que les USA se trouvaient dans un cul-de-sac, et que la croissance actuelle n’a rien à voir avec celle des décennies passées. Si cela était vrai, cela ne voudrait pas dire que nous [l’Opposition] construisons des perspectives de développement pacifique mondial. [A l’inverse], la croissance sans précédents des USA mènera l’Europe dans un cul-de-sac, et elle entrera en décadence comme l’Empire romain ou bien connaîtra une renaissance révolutionnaire. Mais actuellement on ne peut pas parler de déclin européen. Si le développement étasunien se freine, ses puissantes forces chercheront une issue à travers la guerre. Ce sera la seule opportunité afin de dépasser les déformations résultant des circonstances de leur développement économique.

Examinons maintenant la situation du prolétariat. Il ne reste rien de la vieille aristocratie ouvrière anglaise. Notre relation fraternelle [le Comité Anglo-russe, NdR] se base sur le déclin économique anglais. Aujourd’hui la classe ouvrière étasunienne occupe une place privilégiée. Un retard dans le développement économique pour les USA signifierait d’énormes transformations dans le rapport de force interne et par conséquent cela signifierait également un mouvement révolutionnaire qui surgirait avec la vitesse étasunienne caractéristique. De cette façon, à travers ces deux variantes possibles pour les USA, nous prévoyons deux grands cataclysmes pour les décennies à venir, et pas des événements pacifiques. Récemment, un article de The Economist déclarait : ‘nous avons atteint un tel niveau de développement que nous avons besoin d’une guerre à grande échelle’. De la même manière qu’il faut de gros veaux pour nourrir une grande ville, The Economist annonce que les USA –comme l’a illustré l’expérience de la dernière guerre- ont besoin d’un gros conflit ".

Il est important de remarquer que ces définitions remontent à avant la grande crise catastrophique de l’année 1929 qui a représenté une ligne de partage des eaux dans la situation mondiale. Même avant cette année-là, Trotsky perçoit les tendances profondes et les contradictions inter-impérialistes latentes qui généreront d’une part de nouvelles potentialités révolutionnaires et de l’autre la guerre. Des années plus tard alors que le crack a déjà eu lieu, il soutient un raisonnement dialectique en pleine période de crise étasunienne en polémiquant contre le programme adopté par l’IC. " Molotov a voulu affirmer : ‘Trotsky a fait l’éloge de la puissance américaine et voyez maintenant les USA qui traversent une crise aiguë’. Le pouvoir capitaliste exclut-il la crise ? L’Angleterre, à son apogée, n’a-t-elle pas connu la crise ? Peut-on concevoir le développement capitaliste sans crise ? Voici ce que dit le programme de l’IC : ‘Nous n’allons pas nous étendre sur le problème spécial de la durée de la crise étasunienne et sur sa possible envergure. Il s’agit d’un problème conjoncturel et non programmatique. Il faut ajouter que nous n’avons pas le moindre doute quant au caractère inéluctable de la crise. Nous n’excluons pas plus, due l’envergure mondiale du capitalisme nord-américain, que la prochaine crise soit extrêmement profonde et aiguë. Mais rien ne justifie la conclusion que cela restreindra ou affaiblira l’hégémonie étasunienne’. Une telle conclusion donnerait lieu à de grossières erreurs stratégiques. A l’inverse, dans une période de crise, les USA exerceront leur hégémonie de manière plus complète, ouverte et brutale qu’au cours d’une période de croissance. Les USA essaieront de dépasser leurs problèmes et leurs maux principalement aux dépends de l’Europe ".

On observe ici clairement un changement entre les analyses de Trotsky des années 1920 et celles de la décennie suivante. En effet, avec la crise de 1929, c’est l’équilibre instable qui se brise et une nouvelle période qui s’ouvre. Une nouvelle " phase catastrophique " refait surface, et par conséquent de nouvelles opportunités révolutionnaires. C’est ce que l’on pourra vérifier à travers l’étape révolutionnaire espagnole qui commence en 1931 et parcourt toute la décennie ou à travers la révolution qui commence avec les occupations d’usines en France en 1936. Ces deux processus, comme l’affirmera plus tard Trotsky, ébauchait la possibilité " d’arrêter la guerre impérialiste par des révolutions par en bas ". Ils ont cependant été mis en échec, non pas parce que le cours historique était prédéterminé fatalement à l’avance, mais en raison du rôle d’auxiliaire du capitalisme qu’ont joué fondamentalement les PC et la politique de " front populaire " adoptée lors du virage droitier de 1935 lors du VII° Congrès de la Troisième Internationale stalinisée.

Cependant, même en période de crise, Trotsky n’en évalue pas moins la potentialité de l’impérialisme étasunien. Il affirme seulement que les USA n’imposeront pas cette supériorité sur le vieux monde de manière pacifique. Il soutient ainsi en 1933 qu’en dépit de l’émergence étasunienne basée sur la loi de la productivité du travail et de sa supériorité technique lisible à travers le fordisme, que " la vieille planète ne veut pas être renversée. Chacun se défend contre tous les autres, se protégeant derrière des murailles douanières et une rangée de baïonnettes. L’Europe n’achète pas de biens, ne paie pas ses dettes, et, par dessus le marché s’arme. Avec cinq misérables divisions, le Japon affamé s’empare de tout un pays. La technique la plus avancée au monde semble impuissante devant des obstacles qui reposent sur une technique bien inférieure. La loi de la productivité du travail semble perdre de sa vigueur. Mais ce n’est qu’un apparence. La loi fondamentale de l’histoire humaine doit inéluctablement se venger des phénomènes secondaires et annexes. Tôt ou tard, le capitalisme américain devra s’ouvrir à lui-même, en long et en large, notre planète tout entière. Au moyen de quelles méthodes ? De toutes les méthodes. Un coefficient élevé de productivité signifie également un coefficient élevé de forces destructives. Suis-je en train de prêcher la guerre ? Pas le moins du monde, je ne prêche rien. J’essaie seulement d’analyser la situation mondiale et de tirer des conclusions des lois de la mécanique économique ".

Trotsky saisit mieux que Gramsci le sens de l’époque des crises, des guerres et des révolutions. L’américanisme, pour s’étendre, ne pouvait le faire qu’aux dépends de l’Europe, et entraîner ainsi vers le déchaînement d’une nouvelle guerre. De plus, en dépit de tout l’apport de Gramsci aux sciences politiques marxistes notamment sur la question de l’Etat moderne, Trotsky comprend plus conséquemment une des caractéristiques de ces Etats " avancés " de l’époque impérialiste. Comme le théorise Lénine, il ne s’agit pas uniquement d’organes de répression interne, mais aussi des instruments de guerre extérieure, des Etats vivant du pillage. Voilà quelle est l’analyse structurelle de Trotsky, se situant dans la tradition de la définition de la Troisième Internationale, bien que cette tendance inhérente à la période passe par deux moments politiques distincts, celui de l’équilibre instable des années 1920 et celui de sa rupture dans les années 1930.

Gramsci pense cependant au même moment que la possibilité d’un cycle de révolutions passives laisse supposer que, dans les limites du cadre de l’étape impérialiste, " cesse la lutte organique fondamentale et que l’étape catastrophique soit dépassée ".  Gramsci poursuit dans son troisième Cahier en affirmant que ces " révolutions passives sont des révolutions-restaurations, au cours desquelles le second moment est le plus important, et ces restaurations, quelque soit leur nom, sont universellement répressives ". Mais au sein du concept de " révolution passive ", l’élément déterminant reste cette tentative de " réduire la dialectique à un pur processus d’évolution réformiste ".

Trotsky, à l’inverse, aborde la période sous l’angle du capitalisme qui conduit à de nouvelles catastrophes. " La vie du capitalisme de monopole de notre époque n'est qu'une succession de crises. Chaque crise est une catastrophe. La nécessité d'échapper à ces catastrophes partielles au moyen de barrières douanières, de l'inflation, de l'accroissement des dépenses gouvernementales et des dettes, etc..., prépare le terrain pour de nouvelles crises, plus profondes et plus étendues. La lutte pour les marchés, pour les matières premières, pour les colonies, rend les catastrophes militaires inévitables. Celles-ci préparent inéluctablement des catastrophes révolutionnaires. Vraiment, il n'est pas facile d'admettre avec Sombart que le capitalisme devient, avec le temps, de plus en plus " calme, posé, raisonnable " ! Il serait plus juste de dire qu'il est en train de perdre ses derniers vestiges de raison. En tout cas, il n'y a pas de doute que la "théorie de l'effondrement" a triomphé de la théorie du développement pacifique ".

Il est en ce sens clair que pour Trotsky, " la phase catastrophique " ne se limite pas à la crise de l’économie. Sa " théorie de l’effondrement " n’est pas uniquement entendue comme un simple catastrophisme économique mais comme la combinaison de catastrophes économiques, militaires et révolutionnaires, c’est-à-dire comme une articulation entre crises, politiques étatiques (hégémonie) et lutte de classe. Voilà les trois éléments à mettre en rapport, selon Trotsky, pour définir la précédente phase " d’équilibre instable ", trois éléments qui dans les années trente brisent ce même équilibre. Encore une fois, dans l’analyse des années vingt et trente, il existe un même critère méthodologique d’interprétation, bien que les caractéristiques structurelles des situations aient changé.

Et pour Gramsci ? Pour le dire avec les mots d’un intellectuels gramscien, " on peut dire que deux éléments émergent clairement. A la fin d’un siècle qu’Eric Hobsbawn a appelé The Age of Extremes, il nous faut souligner l’importance de la force qui a permis à Gramsci d’échapper à la radicalisation-simplification des dichotomies intellectuelles des années trente (et au-delà), avec comme couples communisme-fascisme ou fascisme-antifascisme. De plus, il anticipe à travers certains aspects non secondaires de sa pensée le cadre des prévisions d’un futur du capitalisme qui se déploie pleinement à la suite de la Seconde Guerre à travers l’hégémonie étasunienne. Il ne devine [cependant] pas l’ampleur tragique du nazisme, ni la seconde Guerre Mondiale, ni Auschwitz, ni les aberrations du stalinisme. Paradoxalement, depuis sa prison de Turi, il voit des traits " structurels " de notre siècle sans pour autant se laisser aveugler comme tant d’autres observateurs prestigieux ".

Au cours de cet interrègne convulsé de la crise d’hégémonie mondiale des années trente, Gramsci n’a pas su atteindre la hauteur et les pronostics stratégiques ébauchés par Trotsky. Le révolutionnaire russe a ainsi pu affirmer avant l’heure que la résolution de la crise d’hégémonie allait se réaliser à travers une nouvelle guerre mondiale et le résultat de la lutte de classe précédant cette guerre " porteuse de révolution ". Et c’est à partir de ce calcul stratégique qu’il a construit un programme et une organisation internationale naissante. Pour ce faire, il ne s’est non seulement basé sur une théorie générale mais aussi sur les leçons tirées des principaux événements de la lutte de classe à la lumière de cette théorie, en totale opposition avec la politique internationale de l’IC dirigée par Staline. A travers les leçons, telle que l’expérience du comité anglo-russe, les alternatives de la révolution chinoise, le choc qu’a représenté pour le communisme international la capitulation du PC allemand face à l’ascension d’Hitler, le programme et les tactiques marxistes pour la révolution espagnole, la dénonciation implacable des traîtres et la délimitation par rapport aux capitulateurs, la condamnation des politiques des Fronts Populaires et la caractérisation du stalinisme comme phénomène et la dégénérescence de l’URSS, c’est sur ces bases qu’il construira l’Opposition de Gauche Internationale et que plus tard il fondera la Quatrième Internationale, qui, d’après ces pronostics, serait appelée à jouer un rôle dirigeant dans les années à venir.

Pour comprendre le second après-guerre.

Maintenant que nous clarifié la définition gramscienne de révolution passive, et que nous l’avons libérée de la conception gradualiste à contretemps qu’on a pu plaqué sur elle, il nous semble extrêmement intéressant de l’utiliser afin d’expliquer le second après-guerre. Nous avons utilisé le terme de " gradualisme à contretemps " à dessein. Seule la guerre, avec l’énorme destruction de forces productives que cela a impliqué en Europe, avec le fait que les principales puissances concurrentes des USA –comme l’Allemagne et le Japon-, défaites, étaient hors jeu, et après le résultat contradictoire de la lutte de classe à la suite de l’ascension des masses lors de l’immédiat après-guerre, voilà ce qui permit à l’hégémonie étasunienne de s’imposer et au fordisme de s’étendre à grande échelle en Europe. En dernière instance, Gramsci ne sut voir, en utilisant ses propres définitions, que pour imposer son hégémonie sur le monde les USA devraient d’abord passer par une étape de force qui rendît possible un nouveau consensus. Comme nous le verrons par la suite cependant, l’impérialisme américain a pu s’appuyer sur un élément supplémentaire pour ce faire : le rôle du stalinisme sans lequel l’ascension de la lutte de classe en Europe n’aurait pu être freinée ni même stabilisés les principaux pays capitalistes.

Une fois dépassée cette période catastrophique mondiale à travers les accords de Yalta et de Potsdam entre l’impérialisme vainqueur et la bureaucratie stalinienne renforcée dans son prestige, c’est alors que le concept de révolution passive permet de mieux conceptualiser le nouveau panorama mondial.

Nous croyons que deux des aspects majeurs de la révolution passive se confirment à travers cette période. D’une part le keynésianisme dans les pays capitalistes devient une véritable " doctrine officielle ", c’est un New Deal généralisé, notamment dans ses aspects essentiels de relations étatiques avec l’économie et les masses que Gramsci anticipe comme nous l’avons vu avant la seconde guerre. D’autre part, les révolutions très controversées d’Europe de l’Est entre 1943 et 1948 qui se sont réalisées sur la base de l’occupation par l’Armée Rouge de territoires où le nazisme avait été vaincu tel qu’en Pologne, en Tchécoslovaquie, et jusqu’au milieu de l’Allemagne, pourraient également être considérées comme des révolution passives.

Si, tel que l’analyse Gramsci dans le cas du Risorgimento, " il n’y a pas eu en Italie de barricades comme à paris en 1848 " car elles ont été substituée par un système de recrutement au sein de l’armée régulière piémontaise, quel autre rôle a joué, à l’ère de la révolution prolétarienne, le stalinisme si ce n’est celui de noyer tout possibilité d’émergence de soviets comme en 1917-1919, remplacés par l’avancée de l’Armée Rouge ? Lorsque Staline s’est retrouvé être un pilier de Yalta-Potsdam en établissant le contrôle soviétique sur l’Est de l’Europe, ne peut-on pas assimiler cela à la " diplomatisation de la révolution ", une des caractéristiques essentielles du processus italien selon Gramsci ? Le stalinisme n’a-t-il pas recyclé dans les nouveaux Etats ouvriers déformés la majeure partie du personnel étatique bourgeois de l’avant-guerre, conférant à ces processus un aspect fortement " restaurationniste " comme le dirait Gramsci ? Le changement des relations de production de ces pays passant du capitalisme à l’économie planifiée n’a-t-elle pas été l’accomplissement d’une tâche progressiste qui bloquait néanmoins de manière réactionnaire l’émergence de soviets en tant qu’organismes d’auto-gouvernement des masses ? Le nouveau rôle des partis communistes et des syndicats dirigés par le stalinisme et la social-démocratie, qui ont mi tout leur poids dans la reconstruction capitaliste de l’Europe, ne peut-il pas être assimilable à du " transformisme " ? Les caractéristiques essentielles de " l’Etat providence ", anticipé par Gramsci comme type nouveau d’Etat capitaliste, ne sont-elles pas imposées comme la norme dans les pays centraux, et y compris dans certaines semi-colonies ?

A ces questions nous répondons positivement. Les caractéristiques générales des phénomènes nouveaux et contradictoires surgissant dans l’après-guerre font partie d’une grande révolution passive entendue dans son ensemble comme une réponse face à l’ascension ouvrière et de masse accompagnée de " concessions réformistes pour neutraliser les classes subordonnées " au cours de la période exceptionnelle allant de 1943 à 1949.

La troisième tentative de révolution passive –bien que ses résultats aient été d’avantage des échecs que des réussites- a bien été la tentative de " décolonisation " par en haut au cours de laquelle les impérialistes, pour freiner la révolution anti-coloniale, ont tenté de donner un statut de nations semi-coloniales plus " modernes " à différentes colonies après-guerre. Mais contrairement à leurs projets c’est dans la périphérie capitaliste où la révolution trouve ses expressions les plus " actives " puisque c’est là qu’eut lieu une véritable explosion des masses opprimées des colonies et des semi-colonies. Cela est à inscrire d’ailleurs dans les prévisions de la Quatrième Internationale et vient confirmer plus particulièrement la théorie de la révolution permanente. Le prolétariat et les masses des pays coloniaux et semi-coloniaux ne doivent pas attendre la révolution dans les métropoles impérialistes mais doivent commencer leur propre révolution et peuvent même y compris parvenir avant à la dictature du prolétariat.

Même les concessions faites à la classe ouvrière des pays centraux, l’ascension de la révolution coloniale de l’après-guerre –et l’impossibilité d’y imposer une révolution passive- confirmeront le caractère de l’époque impérialiste sur lequel avait insisté Trotsky. " Les classes impérialistes n’ont pu faire de concessions que dans la période ascendante du capitalisme, à l’époque où les exploiteurs pouvaient compter sur la croissance continue de leurs profits. Il ne saurait même plus en être question aujourd’hui. L’impérialisme mondial est sur son déclin. La condition de toutes les nations impérialistes devient tous les jours plus difficile tandis que les contradictions entre elles ne cessent de s’aggraver. Des armements monstrueux dévorent une part toujours plus importantes des revenus nationaux. Les impérialistes ne peuvent plus faire des concessions sérieuses que ce soit à leurs propres masses laborieuses ou à leurs colonies. Ils sont contraints au contraire d’avoir recours à une exploitation toujours plus bestiale. C’est précisément en cela que s’exprime l’agonie mortelle du capitalisme ".

Comme nous l’avons souligné, même s’il y a eu des concessions faites au salariat des pays centraux comme un sous-produit de son action révolutionnaire ayant forcé la bourgeoisie à " céder quelque chose pour ne pas tout perdre ", les perspectives ébauchées par la Quatrième Internationale du vivant de Trotsky se sont pleinement vérifiées dans le cas des pays dominés par l’impérialisme. Les énormes mouvements révolutionnaires des masses semi-coloniales ont confirmé les prémisses de la perspective stratégique de Trotsky et s’étendront au-delà de la période exceptionnelle de 1943-1949 à l’ensemble de l’ère de l’ordre de Yalta au cours de laquelle elles seront le facteur le plus révolutionnaire de la lutte de classe internationale. Comme nous l’analyserons par la suite, le renforcement de l’appareil stalinien international a empêché que cela n’impacte de manière décisive sur le centres impérialistes, en y déplaçant la révolution. Le stalinisme a ainsi utilisé tous les moyens à sa disposition afin de congeler les processus de " libération nationale " dans les colonies sur un terrain strictement bourgeois.

C’est cela que les pronostics ébauchés par Trotsky, et encore moins ceux de Gramsci ne pouvaient percevoir au niveau des expressions politiques les plus novatrices qui ont émergé lors de l’après-guerre et qui en ont déterminé le cours : le nouveau rôle du stalinisme comme facteur décisif de contention de la révolution à échelle planétaire.

Trotsky pariait sur le fait que le processus révolutionnaire international que ne manquerait pas de déchaîner la guerre –ce qui se produisit, et à grande échelle, entre 1943 et 1949- provoquerait à son tour le renversement de la bureaucratie soviétique et rendrait possible la régénérescence révolutionnaire de l’URSS. mais cela n’a pas eu lieu, loin de là. Au sortir de la guerre, cette caste bureaucratique s’est renforcée non seulement en URSS mais aussi à travers un nouveau système d’Etat ouvriers déformés étendus à l’Europe de l’Est. La classe ouvrière et les masses ont su, comme en 1914-1918, dépasser la défaite qu’avait représentée tout d’abord la boucherie impérialiste, et ont par la suite été à la tête d’une fabuleuse ascension, d’une extrême importance dans des pays comme la France, l’Italie ou la Grèce à travers la résistance contre le nazisme. Mais de manière contradictoire, le stalinisme, renforcé dans son prestige par la victoire de Stalingrad, non seulement n’a pas succombé face à cette ascension mais a de plus été capable de désarmer ces mêmes processus, contenant la classe ouvrière et mettant ses organisations au service de la reconstruction capitaliste (" américaniste ") de l’Europe.

Indépendamment de l’erreur des pronostics politiques, là où Trotsky est allé bien au-delà de Gramsci reste la manière dont il a étudié les bases matérielles, la nature du phénomène stalinien, la dégénérescence de la révolution russe ainsi que dans les batailles politiques antérieures à la guerre, les conditions adéquates pour combattre le stalinisme. Il a été le seul marxiste qui a posé le problème d’un nouveau type de révolution, la " révolution politique " pour l’Etat ouvrier dégénéré, au sein de laquelle il articule toute une série de revendications politiques transitoires spécifiques afin d’abolir, tout en conservant la base de l’économie planifiée de l’Etat ouvrier, la caste parasitaire, rétablir le pouvoir effectif des soviets et reprendre le chemin de la transition vers le socialisme en remettant sur pied la politique révolutionnaire de l’Etat ouvrier sur le plan intérieur et extérieur.

En second lieu, bien qu’il ne pût prévoir le saut dans la collaboration de classe à échelle mondiale entre la bureaucratie soviétique et l’impérialisme à travers les accords de Yalta, dans les combats politiques avant-guerre contre l’orientation front populiste adoptée en 1935 par l’IC et mise en pratique en France et en Espagne, il sut affirmé que la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat, principe du marxisme depuis le Manifeste Communiste, trouvait sur sa voie, tel que le soutient le Programme de Transition, un obstacle supplémentaire en raison de l’existence même du stalinisme. Pour sa part, Gramsci qui a tant manié le concept de " transformisme " dans son analyse de la révolution bourgeoise, n’a pas vu venir le plus grand processus transformiste de la révolution prolétarienne : le surgissement de la bureaucratie soviétique.

Le blocage de la dynamique permanente de la révolution.

" La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître. (…) Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans une révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ".

Cette affirmation correcte en termes historiques par laquelle commence le Programme de Transition adopté en 1938 par la Quatrième Internationale n’est pas exempte de négations partielles à la suite de 1948. Nous pensons qu’en raison de toute une série de conditions objectives et subjectives un blocage de la dynamique permanente de la révolution surgit. Enrichir le concept de " crise de la direction révolutionnaire " dont un certain trotskysme a fait un dogme absolu et réducteur semble intéressant.

La crise de la direction révolutionnaire, et surtout la politique pour la dépasser, ne se posait pas dans les mêmes terme, concrètement, dans les années 1930 –alors que révolution et contre-révolution s’affrontaient ouvertement- et au cours de la période d’après-guerre. Le résultat de la guerre et de l’ascension du mouvement de luttes qui lui fait suite institutionnalise de nouvelles conquêtes matérielles pour le prolétariat, depuis des concessions réformistes dans les pays capitalistes avancés jusqu’à la formation de nouveaux Etats où l’on exproprie le capital, mais tout cela au prix du renforcement des directions contre-révolutionnaires. Cela signifiait pour les héritiers de la Quatrième Internationale réexaminer ce problème dans le cadre du " Monde de Yalta " et rétablir un nouveau cadre stratégique et des réadéquations programmatiques.

  1. Il fallait déterminer la portée de la croissance partielle des forces productives. Le trotskysme s’est divisé sur ce terrain en deux grandes tendances également équivoques. D’un côté se trouvaient ceux qui au sein du Comité International comme Pierre Lambert, Nahuel Moreno ou Guillermo Lora soutenant les thèses de la " stagnation ". " Les forces productives ont cessé de croître répétaient-ils insatiablement en suivant à la lettre le Programme de Transition sans s’apercevoir que la destruction fabuleuse de forces productives provoquée par la guerre et la reconstruction capitaliste de l’Europe permit d’appliquer, sous une forme concentrée et abrupte, la technique américaine la plus avancée et créer de concert un rapide marché intérieur de biens de consommation. Cela signifia une négation partielle, temporaire et limitée, mais qui métamorphosa ce qui avant guerre était un fait avéré. La continuation de l’époque impérialiste, c’est-à-dire de la phase de déclin du capitalisme, ne veut pas forcément dire stagnation des forces productives qui au cours de la parenthèse allant de 1948 à 1968 ont connu un développement partiel. A l’extrême opposée des partisans de la stagnation se situe l’interprétation du Secrétariat Unifié qui se basant sur la théorie d’Ernest Mandel vit dans les caractéristiques de ce développement partiel au cours du " boom "les caractéristiques d’un " néo-capitalisme " ou " capitalisme tardif ". Cela revenait en dernière instance à adopter une version revue et corrigée de la théorie capitaliste des crises capitalistes, supposèment mesurables par le biais " d’ondes " ou de cycles de croissance ou de contraction, où le facteur de la lutte de classe y était complètement subordonné.
  2. Cette croissance partielle des forces productives dans les pays centraux a ainsi constitué la base matérielle, accompagnées par les caractéristiques négociatrices entre capital et travail de l’Etat providence keynésien, pour la formation d’un nouveau réformisme qui s’appuya sur une couche sociale plus étendue et large que l’aristocratie ouvrière des pays impérialistes. La social-démocratie se trouvait dans les années trente prise entre deux feux, celui du fascisme qui ne lui permettait pas de jouer son rôle habituel dans l’arène parlementaire et des secteurs du prolétariat qui introduisait en son sein les éléments radicalisés des situations révolutionnaires de différents pays. Durant l’après-guerre, elle se retrouvera face à une nouvelle phase de stabilité capitaliste à la tête de syndicat de masse bénéficiant des nouvelles conquêtes de l’Etat providence. Le stalinisme pourra compter sur une base plus large au sein des masses afin de prolonger son contrôle du mouvement ouvrier, non seulement dans les pays capitalistes mais aussi dans les nouveaux Etats déformés d’Europe de l’Est. Le boom capitaliste leur permet une relative autarcie économique et la nationalisation de l’économie dans de nombreux pays produit par elle-même une poussée au développement industriel, dans des nations qui jusqu’alors étaient caractérisées par une forte composition rurale et permit d’opérer un saut réel dans les conditions de vie des masses. On peut ainsi dire que que l’on assiste à la constitution d’un nouveau mouvement ouvrier avec de nouvelles conquêtes économiques qui sont autant de sous-produits du résultat de la guerre. Cela créera la base d’un nouveau réformisme de masse, d’un " nouveau conformisme " tel que l’aurait appelé Gramsci, contribuant à un renforcement des directions stalinienne et social-démocrate.
  3. Avec ce renforcement et cet apogée du stalinisme, il se produit une rupture historique dans la continuité du marxisme révolutionnaire qui, à travers différentes tendances et luttes internes, s'était pourtant maintenu au sein des trois premières Internationales et au sein de la Quatrième comme un élément structurant de continuité, et cela depuis le Manifeste Communiste de Marx et Engels en 1848 jusqu’au Manifeste contre la Guerre de Trotsky de 1940. Bien que Trotsky affirmait déjà dans le Programme de Transition que le stalinisme " était un obstacle supplémentaire " pour le prolétariat, il ne vit jamais ce en quoi il se transformerait au cours de l’après-guerre. Les trotskystes avaient à évaluer les dangers que tout cela comportait. Au sein même de la Quatrième il fallait repenser cette anticipation de Trotsky d’avant-guerre : si la classe ouvrière ne donnait pas de réponse révolutionnaire, et elle n’en donna aucune, si ce n’est que de manière déformée, les partis ouvriers, même les plus révolutionnaires, courait le risque de dégénérer. " Des sceptiques superficiels se plaisent à souligner que le bolchevisme a dégénéré en bureaucratisme. Comme si le cours tout entier de l'histoire dépendait de la structure d'un parti ! En fait, c'est le destin du parti qui dépend du cours de la lutte des classes. Mais en tout cas, le parti bolchevique a été l’unique parti qui ait prouvé dans l'action sa capacité à accomplir la révolution prolétarienne. C'est précisément d'un tel parti qu'a besoin maintenant le prolétariat international. Si le régime bourgeois sort de cette guerre impuni, tous les partis révolutionnaires dégénèreront. Si la révolution prolétarienne l'emporte, les conditions qui provoquent la dégénérescence disparaîtront ". Contrairement à ce qu’affirmait ce pronostic, de grands pays tels que la Chine ou la moitié de l’Allemagne où le régime bourgeois succomba après-guerre, mais en revanche resta tel quel dans les principaux centres de pouvoir capitaliste-impérialistes. Il s’agit bien là d’un résultat pervers de transformisme à grande échelle à la tête duquel se retrouva le stalinisme : les partis communistes s’était transformés en en reconstructeurs du capitalisme et des régimes bourgeois en Occident ainsi qu’en dirigeants de révolutions passives qui leur servaient de base afin de protéger le statu quo international aux côtés de l’impérialisme américain. En de telles conditions, subjectivement totalement défavorables et adverses, les forces de la Quatrième Internationale se retrouvèrent, dans leur grande majorité, reléguée au rang de groupe de propagande en condition d’isolement.
  4. Il surgit alors un blocage de la dynamique permanente de la révolution. Les relations réciproques entre les métropoles, les semi-colonies et la vieille URSS d’avant-guerre et leurs principes ébauchés dans la théorie de la Révolution Permanente et le Programme de Transition hérités de l’époque de Trotsky restaient un précieux abc du marxisme auquel il fallait néanmoins donner de nouvelles valeurs pour guider la pratique révolutionnaire. A partir de ce moment-là, les " maillons faibles de la chaîne " du système international des Etats configuré sous les conditions de Yalta se trouvaient, dans une large mesure, dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, dont les centres impériaux, comme la France et la Grande-Bretagne dans le cas de l’Asie et de l’Afrique, se trouvaient affaiblis face au nouveau maître étasunien du monde. A l’époque, le capitalisme se renforce dans les pays centraux et se transpose vers la périphérie semi-coloniale. Mais à son tour, l’appareil de Moscou utilise son prestige, mais aussi et surtout les forces matérielles des nouveaux Etats afin de dévier, congeler, faire du chantage, et systématiquement corrompre les soulèvements de masse des colonies, en intégrant les directions des processus de " libération nationale ". Chaque victoire des masses coloniales dans la conquête de leur indépendance politique en tant que nation ne servait pas à aller dans le sens d’un Etat ouvrier, mais à congeler le processus révolutionnaire à son niveau démocratique-bourgeois. Et lorsque certaines révolutions échappaient à cette logique comme dans le cas de Cuba, la conquête d’un nouvel Etat où était exproprié le capital servait tôt ou tard au stalinisme d’un pacte avec l’impérialisme , c’est-à-dire non pas comme un instrument d’extension de la révolution internationale mais bien pour lui faire obstacle. Il incombait aux forces révolutionnaires de rétablir et d’actualiser les liens existants entre les métropoles et les semi-colonies, en ajoutant à l’analyse du système mondial des Etats la caractérisation d’ensemble des Etats ouvriers déformés incorporés à ce même système. Cette définition était nécessaire pour que les courants trotskystes qui ont joué un rôle important dans les processus semi-coloniaux tel qu’en Algérie, en Bolivie, à Ceylan ou en Argentine ne tombent pas dans le piège de l’orientation tiers-mondiste tel que l’on fait certains secteurs alors que d’autres s’adaptaient aux conditions imposées par les appareils social-démocrate et le stalinien, ou les deux à la fois. Il eut fallu établir une interrelation entre le travail politique dans les pays semi-coloniaux et dans les pays centraux, en créant des fractions en faveur de cet internationalisme prolétarien concret dans les syndicats et les partis de masse dans les pays impérialistes.
  5. D’autre part, au sein de cette nouvelle stratégie marxiste il aurait fallu insister tout particulièrement sur le programme de la révolution politique pour les Etats ouvriers déformés et l’URSS. Il s’agissait là d’une clef pour donner des réponses adéquates aux événements surgissant au sein d’un autre des maillons faibles de l’hégémonie mondiale, comme cela a pu se voir dès 1953 en RDA, puis en Hongrie en 1956 et le soulèvement tchécoslovaque de 1968, qui lui fait partie de la l’ascension révolutionnaire mondial de la fin du boom. Des ruptures de l’ordre mondial se produisirent dans ces Etats ouvriers dont la création remontaient à des révolutions passives impulsées " par en haut " à la suite de l’occupation de l’Armée Rouge. C’est également là qu’émergea le mécontentement contre l’oppression nationale russe, ce qui explosera de manière généralisée entre 1989 et 1991 sous la forme labyrinthique des " conflits nationaux ", au sein même de propres nationalités de l’URSS et de Yougoslavie, derrière des directions nationalistes anti-prolétaires. Il est intéressant de noter en ce sens que la majorité du trotskysme abandonna le legs de Trotski –symbolisé notamment par le mot d’ordre de " l’Ukraine Soviétique indépendante " impulsé tant contre l’oppression grand russe que contre les visées impérialistes hitlériennes- après avoir considéré, plus ou moins ouvertement, que le stalinisme avait résolu la " question nationale " dans les Etats ouvriers.

De ce dont nous venons de parler, le trotskysme " réellement existant " n’en dit que très peu. Nous l’avons appelé " trotskysme de Yalta " afin de caractériser cette dégénérescence de la Quatrième Internationale de l’après-guerre, un trotskysme qui ne reconstruisit pas un nouveau cadre stratégique, et s’adapta par voie de conséquence aux conditions imposées par l’impérialisme et la bureaucratie soviétique. Nous ne faisons que préciser ici certains éléments déjà abordés antérieurement afin d’ouvrier une discussion qui nécessite que l’on précise un certain nombre de points, afin d’analyser le siècle passé dans toutes ses convulsions et afin de tirer des leçons pour l’avenir. Nous avons incorporé les concepts de " révolution passive " et de " transformisme " de Gramsci -bien que réinterprété à la lumière de la prévision de Trotsky au sujet de la Seconde Guerre et ses analyses du stalinisme) à l’explication des mécanismes de blocage de la révolution au cours de l’après-guerre. Nous soutenons que tous ceux qui, au cours de l’ère de Yalta, répétèrent que la " crise de l’humanité se résume à la crise de sa direction révolutionnaire " d’une manière aussi générale et abstraite qu’aucun trotskyste " orthodoxe " ne pouvait pas ne pas être d’accord avec cette assertion sont les mêmes orthodoxes qui virent des solutions à cette crise en le Maréchal Tito, Fidel Castro ou les directions guérilléristes ou nationalistes bourgeoises, qu’ils appelèrent tour à tour " directions révolutionnaires " ou, qu’en tout cas, ils appuyaient comme un moindre mal.

Nous n’entendons pas faire ici un résumé des capitulations du trotskysme de l’après-guerre. Non pas que nous pensions qu’elles eût été justifiées par les conditions objectives, bien que nous ne pensions pas non plus, comme ce travail le montre, que nous soutenons la thèse volontariste et subjectiviste affirmant que les forces dispersées et affaiblies de la IV° Internationale après Trotsky pouvaient substantiellement modifier l’échiquier mondial du système de Yalta. Mais nous refusons également le raisonnement fataliste des possibilités du marxisme révolutionnaire, même dans les années les plus dures où il devait affronter les forces combinées de l’impérialisme et du stalinisme. Prenons l’exemple de la révolution ouvrière bolivienne de 1952 au cours duquel le Parti Ouvrier révolutionnaire de Guillermo Lora succomba face au parti nationaliste bourgeois MNR en raison des illusions entretenues sur son aile gauche. Cela a représenté une énorme opportunité perdue pour le trotskysme puisque même dans le cadre restreint d’une révolution dans un petit pays semi-colonial dominé par les conditions objectives dont nous avons parlé, cela aurait signifié e tout état de cause un saut qualitatif dans le développement de la subjectivité de la IV° qui aurait paru renforcée face à l’avant-garde mondiale, surtout influencée alors par le maoïsme et le titisme ayant pris la tête de révolutions, ou par le nationalisme bourgeois et petit-bourgeois des dirigeants des processus de " libération nationale ".

Face au premier changement substantiel des conditions de l’ère de Yalta au cours du processus d’ascension mondial de la lutte de classe qui s’ouvre à partir de 1968 lorsque recommence la crise capitaliste qui se poursuit jusqu’à présent, la plupart des tendances se revendiquant de la IV° ont suivi, en marquant le pas la plupart du temps, l’ombre des directions non-révolutionnaires.

Perry Anderson souligne à ce sujet " qu’il est important de noter que malgré sa perspicacité et son intérêt pour la stratégie (…) la tradition alternative du marxisme révolutionnaire (…) n’a pas été non plus beaucoup plus efficace que ses rivales. Lorsque j’ai écrit Considérations sur le marxisme occidental la ligne marxiste se réclamant de Trotsky semblait disposée, après trois décennies de marginalisation, a réintroduire la politique de masse post-stalinienne de la gauche des pays capitalistes avancés. (…) L’héritage théorique trotskyste connut un certain écho au sein de la nouvelle conjoncture en ébullition ayant caractérisé le début de la décennie 1970. (…) L’histoire a offert une expérience décisive à ce mouvement, mais il ne sut relever le défi. La chute du fascisme portugais créa les conditions les plus favorables pour qu’une révolution socialiste eût lieu dans un pays européen depuis la prise du Palais d’hiver. (…) La IV° Internationale s’est perdue au croisement de la Révolution portugaise… ".

L’affirmation de Perry Anderson est-elle vraiment juste ? Le processus " classique " de la révolution portugaise de 1974-1975, qui combina les soulèvements anti-coloniaux au Mozambique et en Angola, marqués par la lutte du peuple vietnamien, et l’ascension ouvrière et populaire contre le régime salazariste dans un des maillons faibles des pays impérialistes, offrit-il réellement la dernière grande possibilité de rétablir les bases stratégiques du trotskysme ? L’histoire n’a-t-elle pas également présenté une autre grande opportunité à travers ce qui fut la dernière " grande tentative de révolution politique " en Pologne en 1980 ? Cela aurait pu permettre à la IV° d’émerger comme une force importante et anticiper et préparer les processus de 1989 à 1991 en Europe de l’Est, en URSS et en Chine. Quoi qu’il en soit, tout le protagonisme du trotskysme au cours de ces années, un trotskysme qui ne conservait que de faibles liens de continuité avec les prémices de la fondation de la IV°, n’a servi qu’à dilapider un peu plus les possibilités de la nouvelle période d’ascension de la lutte de classe internationale des années 1968-1980 au cours desquelles le stalinisme et la social-démocratie jouèrent leur dernier grand rôle de premier plan en tant que forces de contention de la révolution ouvrière et socialiste. La réponse capitaliste à la suite de cette opportunité perdue se paya très chère. L’offensive reaganiano-thatcherienne qui s’ensuivit au cours des décennies 1980 et 1990, avec toutes ses conséquences en terme de pertes de conquêtes pour la classe ouvrière parmi lesquelles il faut bien entendu considérer le processus de restauration capitaliste dans les Etats ouvriers dégénérés et déformés. Mais contre tous ceux qui n’y voit qu’une " défaite historique " qui expulsa du devant de la scène la classe ouvrière, nous pensons à l’inverse que le nouvelle perspective internationale représentera de grandes opportunités révolutionnaires.

Rosa Luxemburg soutint à son époque que le lutte pour la libération du prolétariat était un chemin tortueux jonché de défaite mais qu’il conduisait à la victoire finale. Au coirs d’une parenthèse historique, pendant les années de l’ère Yalta, cet apophtegme a semblé s’inverser. Les victoires et les nouvelles conquêtes ouvrières, en renforçant les directions réformistes, mèneraient par la suite à des défaites comme celles qu’a connues la classe ouvrière mondiale face à " l’offensive néo-libérale ", avec les pertes d’acquis que ces directions semblaient défendre. Nous soutenons néanmoins que le changement de ces conditions génère des résultats contradictoires.

L’énorme perte de conquêtes et la fragmentation du prolétariat que généra l’offensive impérialiste des années 1990 alimente la crise de subjectivité ouvrière qui doit recommencer, en partant de très bas, à recomposer ses rangs. Mais à l’époque du déclin de l’hégémonie américaine que nous analysons dans ce numéro, la chute de l’appareil stalinien ouvre la possibilité de dépasser cette crise dans le sens du mouvement de masse, libéré de la camisole de force qui empêcha pendant des décennies le surgissement et le développement d’organismes de type soviétique. C’est précisément cette importance stratégique accordée à ce type d’organismes de démocratie directe des masses que Trotsky et Gramsci ont en commun, beaucoup plus que leurs " fils spirituels " actuels respectifs n’entretiennent de lien avec eux. Mais si la pensée de Trotsky ne maintient que de faibles liens de continuité actuellement avec le fondateur de la IV°, celle Gramsci a connu un sort bien plus grave. La rupture des gramsciens actuels -véritables Modérés " modernes " et partisans de la révolution passive- et le Gramsci révolutionnaire est bien plus grande qu’entre la majorité des trotskystes et Trotsky. Concluons donc que cette supériorité d’éléments de continuité avec ce " marxisme à l’offensive " de la Troisième Internationale révolutionnaire qui existe dans le trotskysme –non sans distorsions- est le fruit de la réalisation d’un grand projet (acierto) historique : la plus grande œuvre de Trotsky, la fondation de la Quatrième Internationale en 1938. C’est ce qui pose la question de sa refondation, ce pour quoi il est nécessaire de tirer les leçons de se dégénérescence. Nous pensons que ce travail est un apport pour cette tâche en cette nouvelle étape de la lutte de classe et face aux défis de l’avenir.